Avez-vous déjà ressenti la joie de la compassion (Ekman, 2016) ?
Cette sensation particulière lorsque l’on aide quelqu’un et que l’on voit ses larmes se transformer en sourire ? Peut-être quelque chose d’infime comme un sourire offert qui éclaire un visage ? Quel a été votre ressenti ?
Ce moment auquel vous venez de penser fait partie des racines émotionnelles de votre compassion.
Je suis psychologue clinicienne et j’ai appris à suivre le « fil » d’une émotion, pour mieux la comprendre. (J’explore les racines, les ancrages émotionnels grâce aux processus de mémoire Bower, 1981). Par exemple si quelqu’un ressent une forte émotion qui semble incompréhensible, je lui demande à quel autre moment dans sa vie cette émotion a pu apparaitre. Et très souvent, un souvenir « racine » émerge.
Nos émotions n’ont pas seulement comme fonction d’organiser nos réactions corporelles, nos comportements et nos pensées ; elles organisent aussi notre mémoire et donc nos souvenirs.
Pour être sensible aux souffrances et les libérer, nous avons besoin d’une motivation : la Compassion (Gilbert 2014). La compassion organise nos émotions. Les situations que nous rencontrons sont imprégnées émotionnellement et les racines de nos souffrances vont guider notre motivation à aller vers ou à éviter nos souffrances.
Prenons un exemple, un paysan, au Moyen-Âge décide d’aller explorer une forêt. Cette décision et les comportements qui vont suivre sont guidés par une motivation. Selon le déroulement de l’histoire de ce paysan et les expériences qu’il aura pu vivre dans cette forêt, il aura appris à associer la forêt à différentes choses. S’il a récolté des champignons ou des fruits dans la forêt, il est possible que sa motivation pour y retourner soit la nourriture. Peut-ëtre y est-il allé pour rencontrer un Druide qui l’aura guéri, ou peut-être qu’il y aura fait une rencontre amoureuse avec, selon, des motivations de compassion ou d’amour romantique. Si dans son histoire, la forêt n’a été associée qu’à des situations dangereuses, il aura pu apprendre à avoir peur et une motivation de survie va le pousser à éviter de s’y rendre.
Peut-être que l’idée de rencontrer votre souffrance déclenche également l’une de ces motivations. Que ressentez-vous à l’idée d’explorer vos souffrances ?
Entrer en thérapie, c’est entrer en relation avec nos souffrances. Selon notre histoire et les racines de nos souffrances, nous allons avoir une motivation de compassion ou envie de fuir.
C’est la même chose pour le thérapeute. On me dit souvent : « Quel travail difficile vous faites !
Entendre la souffrance toute la journée doit être difficile ! »
Et en effet, je suis souvent émue, touchée, parfois bouleversée, par la
souffrance des personnes qui m’honorent de leur confiance. Il m’arrive parfois
de pleurer après une séance ou à la fin d’une journée. Deux choses me
permettent de bien vivre cette souffrance. La première est de l’accueillir
pleinement, sans la posséder. Je crée en moi un espace chaleureux, sans
jugement qui la laisse exister. Et je prends le temps de me reconnecter avec la
joie de voir quelqu’un aller mieux, je prends le temps de ressentir la joie de
la compassion.
Deux expériences sont nécessaires pour qu’une motivation de compassion nous poussent vers la souffrance. L’expérience de la souffrance et celle de la joie de la compassion.
Un conte catholique raconte qu’au Moyen Âge, un seigneur fut brulé pour des actes abominables pour lesquels il n’exprimait aucun remord. Sur le buché, on lui ordonna de demander pardon à Dieu. Il refusa. Mais alors que les flammes commençaient à endolorir sa chair ; il comprit la souffrance de ses victimes et implora le pardon, en larmes. Le conte dit que sa compassion lui ouvrit les portes du paradis.
Sans l’expérience de la souffrance il est difficile ; parfois impossible d’avoir de la compassion. Il arrive que l’on éduque les enfants à ne pas ressentir leurs émotions. « Ne soit pas triste ».
Une expression dit que les soigneurs ne descendent pas de la lumière mais qu’ils sortent des ténèbres. L’expérience de la douleur et de la souffrance permet une compréhension, une empathie qui sont une base pour la compassion.
Mais suffit-il d’avoir souffert pour avoir de la compassion ?
Il faut également avoir fait l’expérience de la joie de la compassion. Pour nous éclairer, j’ai demandé à quelques collègues formés à la Thérapie Focalisée sur la Compassion ce que leur évoquait la joie de la compassion. Voici leurs réponses :
Chris Fraser, thérapeute à Dublin aux États-Unis m’a raconté un souvenir d’enfance. Sa mère était triste et des larmes coulaient sur son visage. Il était encore très jeune mais spontanément il lui a frotté le dos. Il a senti sa tristesse s’apaiser et s’est dit : « c’est ça que je veux faire dans la vie ».
Will Devlin, psychologue clinicien britannique, m’a expliqué : « la thérapie me procure des sensations merveilleuses et me donne l’occasion d’assister au processus de changement, d’admirer la force, le courage et la détermination des personnes en situation difficile, et de partager la joie que les gens expérimentent quand ils trouvent des moyens d’améliorer leur vie. D’autres fois, cependant, cela me semble très difficile et douloureux : je peux me sentir impuissant, incompétent et sans espoir. Réfléchir à toutes ces expériences est, à mon sens, la clé pour comprendre le processus de thérapie et aider mes clients à donner un sens à leur esprit. » Will se sent profondément engagé à faire face à la souffrance et à faire tout ce qu’il peut pour la prévenir ou l’atténuer.
Bethan O’Riordan, conseillère et psychothérapeute chez Resilient Minds en Irlande, m’a expliqué que son fils a été très malade et a dû se rendre dans un hôpital spécialisé pour enfants. Elle a ressenti « une joie d’être sa mère, même si à cette époque il était si mal ». Pour faire face à cette situation difficile, elle « chantait, méditait et se connectait vraiment à la douleur de la situation ». Elle ne s’était « jamais sentie plus forte et plus capable de gérer. J’ai incarné ma compassion, à travers les larmes et la fatigue (je ne l’ai pas quitté pendant 4 jours) et la joie d’avoir pu être avec lui était immense ».
Leanne Rondeau, qui travaille dans un service de Universitaire de santé mentale et de bien-être à Montréal, Canada, a partagé que la mort de sa mère suite à une tumeur au cerveau (il y a 15 ans maintenant) était sa plus importante expérience de souffrance. Pour elle, « nous venons au monde par l’intermédiaire de nos mères et quand elle est morte, j’ai senti qu’une partie de moi mourait avec elle. Cependant, les petites lueurs de folie, d’amusement, de légèreté ou de bizarreries nous ont rapprochées de plus en plus profondément. Si j’évoquais toutes les stupidités et l’amusement que nous avons eu pendant ces mois sombres, je ne suis pas sûr que cela serait compris en dehors du contexte, et cela pourrait en fait sembler assez choquant (comme « l’étranger » de Camus qui fume une cigarette à la morgue). Cependant, à la fin, ces éléments ont été ce qui a préservé notre humanité, notre santé mentale et nos convictions. Alors, en regardant en arrière, mon rire coule aussi facilement que mes larmes. »
La joie de la compassion est un guide, une boussole qui nous permet d’aborder la souffrance avec confiance et sérénité. Elle nous permet de rester ouvert, calme et créatif face à des situations critiques et difficiles. Elle nous offre du courage et nous aide à réguler nos émotions.
La joie de la compassion est une racine qui ancre la force de notre compassion.
Un très grand merci à tous les collègues qui ont soutenu cet article.

Comment vous êtes-vous senti?
Ces souvenirs sont les graines de la compassion
Comment serait votre vie si la joie de la compassion pouvait croître?
Bower GH (1981) Mood and memory. Am Psychol 36: 129–148.
Ekman, P. (2016). What scientists who study emotion agree about, Perspectives on psychological science. 11, 1, 31-34.
Gilbert P (2010) Compassionate mind: A new approach to life’s challenges. London: Constable-Robinson. Oaklands CA: New Harbinger.
Isabelle Leboeuf est psychologue, psychothérapeute
Elle intègre dans sa pratique libérale l’Hypnothérapie, les Thérapies Cognitives et Comportementales, et les Thérapies Focalisées sur la Compassion. Elle étudie actuellement dans le cadre d’une Thèse en Psychologie les liens entre la Compassion et les Emotions Positives Sociales du point de vue de la psychopathologie expérimentale et des applications Cliniques.