Quelles questions posez-vous lorsque vous rencontrez quelqu’un ?
Personnellement, j’évite volontairement de poser des questions sur le travail. Le plus souvent, cette information arrive naturellement dans la discussion et je savoure la possibilité d’écouter dans un espace de neutralité et de curiosité. Lorsque nous interrogeons quelqu’un sur son travail, nous questionnons indirectement son statut social. Notre cerveau est équipé d’une application qui évalue en permanence le rang social. Cette appli a une fonction adaptative. Dans la théorie de rang social, les psychologues évolutionnistes supposent que cette application s’est développée pour permettre aux individus de se positionner au sein d’un groupe.
Être au sommet de l’échelle sociale présente de multiples avantages en termes d’accès à la richesse, aux soins, à l’éducation, ce qui prolonge la durée de vie et favorise la transmission des gènes.
Mais lorsque nous entrons en relation avec les autres, cette appli « de rang social » fonctionne comme une sorte de balançoire.
Vous vous souvenez du « tape-cul » lorsqu’on était enfant ? C’était beaucoup plus amusant de voler haut que de retomber lourdement. Lorsque nous sommes placés (ou nous plaçons) dans une position de rang sociale élevé, d’autres se retrouvent inévitablement en position basse. Au début, nous pouvons nous sentir fiers de nous-mêmes, mais nous pouvons aussi nous sentir gênés ou coupables et nous demander : « pour qui tu te prends ».
Dans un sens, être dans une position sociale de rang inférieur peut alors sembler être un endroit plus confortable. Cependant, cette position est également compliquée. Nous pouvons nous sentir protégés des rivalités ou de la jalousie, mais aussi ressentir un sentiments d’inutilité qui peut nous surprendre comme si quelqu’un nous chuchotait à l’oreille: « Tu n’es pas assez » (Brené Brown).
Les recherches de Paul Gilbert montrent que cette « mentalité de rang social » est liée à la souffrance mentale comme par exemple la dépression ou l’anxiété. Les chercheurs de Berkeley ont également lié les sentiments l’augmentation ou la dévaluation de l’estime de soi à des troubles tels que le trouble bipolaire et le trouble de la personnalité narcissique. Cette balance relationnelle (externe mais aussi intériorisée) est souvent difficile à stabiliser et complique notre lien aux autres.
Et si on descendait de la balançoire ? Et comment ?
Un point de départ serait peut-être de se rappeler que nous sommes tous des êtres humains et d’explorer ce que cela signifie. Nous avons tous connu la douleur, le doute et l’espoir.
Nous partageons au plus profonds de nous des peurs ancestrales et universelles. Nous avons peur de mourir, d’être fou ou encore d’être rejeté. Nous espérons tous consciemment ou non, être vu et aimé. Nous craignons l’abandon mais cherchons la chaleur et un refuge pour nous reposer. Plus simplement nous respirons tous.
Prenez un instant pour ressentir votre respiration et prendre conscience qu’au-delà de toutes nos différences, nous respirons tous.
Sortir de la balançoire et respirer ensemble permet l’émergence d’un sentiment d’humanité partagées. C’est l’un des éléments centraux de la compassion (la motivation à soulager les souffrances). On ne peut considérer la souffrance de l’autre que si l’on considère sa valeur. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, nous considérions que les enfants étaient moins importants que les adultes. À cette époque, nous avions tendance à mettre leurs besoins et leur détresse au second plan. Considérer que les enfants et les nourrissons ont une valeur égale a permis de mieux comprendre leurs besoins et leurs difficultés et a entraîné des améliorations concrètes de leurs conditions de vie.
Nous percevons de plus en plus leur détresse, notamment lorsqu’ils sont harcelés.
Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir eu conscience, enfant, que cette appli de « rang social » m’amenait à tourner mon regard vers les enfants « populaires » et à considérer les autres comme moins attrayants. J’ai certainement manqué de merveilleuses relations amicales. Aujourd’hui j’enseigne aux enfants qui sont harcelés qu’ils ne sont pas en cause personnellement mais que le harcèlement est la résultante d’un mécanisme d’identité de groupe. Tout comme une personne, un groupe a besoin de se créer et de valoriser une identité. Malheureusement, cette identité se construit nécessairement dans l’opposition à un « autre ». Un autre groupe par exemple, ou un enfant exclu du groupe. Toute personne exclue d’un groupe est souvent laissée de côté en raison d’une certaine caractéristique. Cela pourrait être quelque chose d’aussi insignifiant que d’avoir un foulard jaune alors que dans le reste du groupe il est rouge. Cette situation conduirait le groupe à créer une identité de porteur d’un foulard rouge. De cette façon, le groupe se positionne au sommet de la bascule, en construisant une croyance selon laquelle : « Ceux qui ont un foulard rouge sont meilleurs… »
Le réflexe d’un individu dévalorisé est souvent de vouloir prouver la valeur de son foulard. Mais cette stratégie fonctionne difficilement.
Je propose plutôt aux enfants, de mettre leur appli en veille ou de ne plus regarder les notifications. Ainsi ils peuvent plus facilement aller vers les autres enfants également exclus par le groupe.
Et ça marche ! La dernière jeune personne qui a appliqué cette stratégie, est revenue me voir avec deux nouveaux amis. Elle m’a dit : « Tu sais, Isabelle, finalement, ils ne sont pas nuls ! Ils sont même géniaux ! » Elle les avait auparavant ignorés et discrédités parce que, comme elle, ils étaient laissés de côté. En débranchant son appli elle a pu aller vers eux et découvrir de super amis.
Cette technique, si elle était partagée, pourrait certainement éviter bien des souffrances.
Et il n’y a pas que les enfants qui peuvent en bénéficier !
Et vous ? Vers qui iriez-vous si vous débranchiez votre appli ?
En faisant un peu d’introspection, on peut également découvrir une estime de soi basée sur nos valeurs. En entrant en relation à soi par la compassion, autrement dit grâce à l’auto-compassion, on peut permettre à nos souffrances propres et à nos joie de s’exprimer pleinement. Il est ainsi possible de renouer avec une forme de fierté plus authentiquement liée à ce que nous avons accompli et apprendre à nous apprécier comme nous sommes au lieu de nous battre pour nous sentir supérieurs. On peut ainsi développer un sentiment d’estime de soi basée sur une vision non critique de nous-mêmes ; une vision curieuse, ouverte à la croissance, à l’apprentissage ou à la créativité. Se reconnecter à notre humanité offre la possibilité d’une vision réaliste et inspirée. Nous pouvons finalement respirer au rythme de la vie qui bat en nous et en harmonie avec les autres.

Isabelle Leboeuf est psychologue et psychothérapeute dans le Nord de la France. Dans sa pratique, elle intègre l’Hypnothérapie, la Thérapie Comportementale et Cognitive ainsi que la Thérapie Fondée sur la Compassion.
Merci pour cette analyse, toute en profondeur, de notre relation aux autres. J’ai apprecié les changement de perspective de votre article.
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